Au lendemain de la seconde guerre mondiale en 1946, Albert Camus, jeune militant et philosophe à l’époque, se rendit à l’Université de Columbia, pour y tenir une grande conférence. La thématique de sa conférence était « La crise de l’homme ». Alors que cette conférence se déroulait seulement quelques mois après la fin des atrocités effroyables connues par le monde entre 1939 et 1945, on peut comprendre que l’objectif du jeune écrivain était, comme l’avance le Professeur Souleymane Bachir Diagne, « de prendre la mesure de cette crise de l’homme »[1].
Plus de sept décennies après, si la logique voudrait que ces velléités soient du passé, la réalité est aujourd’hui étonnante et décevante à la fois. Les guerres que nous observons sur les différents continents prouvent à suffisance que dans bien de cas, l’homme est tenu pour moins que rien. Le monde n’a jamais connu autant de réfugiés. Dans la méditerranée, des milliers de femmes, d’hommes et d’enfants perdent la vie chaque année. Le nombre de migrants explose et c’est facile pour ceux qui accueillent, de trier entre les bons migrants (les cerveaux venus d’ailleurs) et les mauvais migrants (les autres). Les drones, les projectiles, les armes les plus performantes sont utilisés pour détruire l’humanité, que ce soit en RDC, en Ukraine, dans la bande de Gaza ou ailleurs, dans les coins chauds du monde. Les puissants sont à la quête permanente des mécanismes et stratégies de renforcement de leurs puissances, y compris en boycottant les droits les plus élémentaires, alors que les pauvres, eux, vivent au cachot du désespoir, mais avec l’espérance d’un lendemain possible et meilleur.
En vérité, Albert Camus, quand il parlait de la crise de l’homme, pensait à nous. Il pensait à notre époque. Il pensait à notre temps. Il doigtait nos tourments et nos tribulations.La question que nous devons nous poser est de savoir, où est passée notre humanité ?
En théorisant la question de la conscience de notre condition commune, l’intellectuel sénégalais Souleymane Bachir Diagne, mettait en exergue la dignité inhérente à la personne humaine, preuve de notre commune condition et de nos vulnérabilités. Si tout démontre que nous avons des problèmes communs, les solutions individuelles ou celles individuelles rendues communes n’assurent aucunement un dénouement effectif et durable. Il faut agir ensemble, sans pensée condescendante, avec un leadership éclairé et non pas une domination, mais dans la fraternité.
Les visages de notre commune condition
La pandémie de COVID-19 nous a démontré que tous les êtres humains partagent une vulnérabilité commune face aux maladies. Le monde entier a été secoué et chaque individu s’est vu susceptible de contracter cette maladie infectieuse, peu importe sa position. Au demeurant, pendant que 1 127 151 personnes décédaient aux États-Unis, on note 843 décès en Côte d’Ivoire et 743 au Mali.
Les conflits armés dans le monde et leurs conséquences dévastatrices impactent le monde entier. Les pertes en vies humaines, les déplacements forcés, la déscolarisation, la perte massive d’emploi, la destruction des écoles, des hôpitaux, des ponts, des routes, des réseaux électriques, et des installations d’approvisionnement en eau, comme nous l’observons dans la bande de Gaza, en Ukraine, n’ont pas d’impact que sur les peuples qui les subissent directement. C’est le monde qui est touché. De même, les conflits de grande ampleur observés en Somalie, en RDC, au Soudan, au Yémen, en Birmanie et en Syrie ont un impact sévère sur la personne humaine, dans sa singularité. Il y a dans chacun de ces pays et territoires, des citoyens, des étudiants et des travailleurs, des entreprises, des diplomates, des organisations d’autres pays, qui ne sont jamais totalement épargnés. Il n’en demeure pas moins pour les multiples violations des droits humains, les traumatismes psychologiques, les violences sexuelles et l’instabilité politique. Sur tout les continents, la paix, le respect de la dignité humaine sont recherchés.
Davantage préoccupant dans la matérialisation de notre condition commune, c’est le phénomène du terrorisme international : la question de notre sécurité collective. Les frustrations historiques ont donné naissance à des groupes criminels dont le seul objet est de déstabiliser le monde, de semer la terreur et d’imposer une manière de voir le monde. La liste de ces organisations est longue et varie en fonction des États. Les actes de terreur de ces derniers peuvent toucher n’importe quel point du monde. Au total, 8.354 attentats terroristes ont été enregistrés dans le monde en 2021. Tous les peuples ont besoin de sécurité.
Les droits et libertés garantis dans les divers instruments juridiques internationaux aspirent à une universalité effective. Pourtant, dans plusieurs régions du monde, la faim est encore une sérieuse actualité, pendant qu’ailleurs, l’eau et les aliments sont gaspillés. Sur les 244 millions d’enfants de 6 à 18 ans non scolarisés, plus de 40%, soit 98 millions d’entre eux, vivent en Afrique subsaharienne, notamment au Nigeria (20,2 millions), en Éthiopie (10,5 millions), en République démocratique du Congo (5,9 millions) ou au Kenya (1,8 million). Les reflux des démocratiques constatés ici et là doivent aussi interpeller sur l’être et le devenir des libertés.
Par ailleurs, lorsque surviennent des évènements dévastateurs tels les tempêtes, les ouragans, les inondations, les sécheresses et les vagues de chaleur, en raison des changements climatiques, et principalement du fait des hommes, ceux qui sont le plus impactés ce sont les êtres humains d’aujourd’hui, et davantage les générations à venir. Le Pape François n’a pas tort d’interpeller les dirigeants sur la création d’une conscience écologique pour la sauvegarde de la planète, « notre maison commune ».
Les reflux démocratiques, dans toutes les régions, doivent nous intéresser, toutes et tous, mais ensemble.[2]
Si tout démontre que les problèmes actuels de l’humanité sont communs à tous les êtres humains, aucune solution individuelle ne peut avoir des résultats sérieux. Il faut agir ensemble. Il faut de la solidarité. Il nous faut faire humanité ensemble.
Nous devons faire humanité ensemble : Ubuntu
Dans une conférence donnée à la Chaire UNESCO des droits de la personne humaine et de la démocratie de l’Université d’Abomey-Calavi, le Professeur Roger KOUDE[3] a fait appel à la notion d’Ubuntu. Communiquant sur le rôle de l’Afrique dans les mutations que connaît le monde, il a mis en exergue la notion d’Ubuntu comme la clé d’un monde solidaire, humanisé et protecteur des ressources naturelles pour les générations humaines actuelles et futures.
Avant lui, le Professeur Souleymane Bachir Diagne, dans un article publié aux éditions Présences africaines, parlait de « Faire humanité ensemble et ensemble habiter la terre ». Plus loin, avant ce dernier, c’est Nelson Mandela et Desmond Tutu qui ont réfléchi à ce principe, tiré de la tradition humaniste africaine, et dont l’implémentation à permis de sauver l’Afrique du Sud de l’apartheid et des frustrations qui en sont découlés.
Au fond, Ubuntu est une expression bantu qui signifie « faire humanité ensemble. » Le principe d’Ubuntu exprime le fait de se montrer humain envers autrui : « Mon humanité est liée inextricablement à la vôtre » et « nous appartenons au même faisceau de vies ».[4] Desmond Tutu précise : « Un être humain n’existe qu’en fonction des autres êtres humains », ce qui est assez différent de la vision cartésienne selon laquelle « je pense donc je suis ».[5] Fondamentalement, cela signifie plutôt que « je suis humain parce que je fais partie, je participe, je partage ». Car la relation aux autres est ce qui permet à chacun de faire en permanence l’apprentissage de sa propre humanité.
Cela implique une trilogie d’idées. D’abord, l’humanité. Ensuite la solidarité. Et enfin l’écologie.
Sur le premier principe, qui concerne l’humanité, il faut retenir, d’abord avec la Charte des Nations Unies qui proclame la « foi » des peuples du monde dans « la dignité et la valeur de la personne humaine ». Ensuite, il faut retrouver l’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui dispose que « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ».[6]
Dans ce sens, le professeur René Cassin avait souligné, en 1965, la nature de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme des Nations Unies adoptée dans l’après-guerre qui « ne se présente pas uniquement comme la protestation nécessaire et positive de la conscience humaine en riposte des atrocités d’une ampleur inouïe. Elle est aussi, c’est ce qui fait sa force durable, l’expression des aspirations élémentaires, permanentes de l’ensemble de l’humanité : celles sans doute des êtres déjà parvenus à un certain niveau de vie, de culture et d’exigences, mais aussi celles des centaines de millions d’êtres humains encore accablés par l’oppression, la misère, l’ignorance et commençant à prendre conscience des conditions nécessaires à leur dignité collective ou individuelle ». Il est clair que ces éléments ne sont pas nouveaux. C’est de leur prise en compte qu’il s’agit maintenant.
Si nous sommes une communauté de risques, seule une communauté de solutions peut nous aider. La paix, la sécurité et le développement durable, si nous le souhaitons vraiment, nous devons adopter des mécanismes holistiques.
Qu’il s’agisse du terrorisme, des guerres ici ou là, des crimes les plus graves, des pandémies, de la pauvreté ou de tous les autres défis de notre temps et des temps à venir, indiscutablement, on aperçoit qu’il n’y a que la synergie qui soit réaliste et empreinte objectivité. Mais attention. Il ne s’agit pas des actions prétendument communes. Il n’est pas question de position condescendante. Au cœur de tout ceci, le respect des droits et libertés fondamentales doit être une réalité.
Enfin, Ubuntu, c’est aussi l’idée que nous formons une communauté de destins appelée à une responsabilité collective. Faire humanité ensemble implique donc pour nous de considérer la planète comme « notre maison commune »[7], que nous devons protéger. Nous ne devons pas l’oublier, les ressources naturelles dont nous disposons aujourd’hui ne sont pas infinies. Les générations actuelles ne doivent donc pas les considérer comme une richesse qu’il faut épuiser en un siècle.
Pour conclure, je dirai, comme Souleymane Bachir Diagne que « faire humanité ensemble est le contraire de la prédation ». C’est aussi le contraire de l’exploitation, de la guerre, des violences. Faire humanité ensemble recommande de reconnaître et respecter la dignité de la personne humaine.
Et cela nécessite de la méthode. Nelson Mandela le disait si bien « Une vision qui ne s’accompagne pas d’action n’est qu’un rêve. Une action qui ne découle pas d’une vision n’est que du temps perdu. Une vision suivie d’action peut changer le monde ».
Conaïde AKOUEDENOUDJE
Juriste, Spécialiste en droits humains et démocratie
conaideakouedenoudje@gmail.com
[1] Bachir Diagne, « Faire humanité ensemble et ensemble habiter la terre Souleymane », https://www.cairn.info/revue-presence-africaine-2016-1-page-11.htm
[2] Sur la question précise des reflux démocratiques en Afrique de l’Ouest, j’ai écrit un article qui est accessible ici : https://www.wathi.org/laboratoire/tribune/le-reflux-democratique-en-afrique-de-louest/
[3] Professeur (HDR) de droit international et titulaire de la Chaire UNESCO « Mémoire, Cultures et Interculturalité » à l’Université catholique de Lyon
[4] Pr. Roger KOUDE, « Pour la reconnaissance, la réhabilitation et la mondialisation de la mémoire de l’humanité », Revue politique et parlementaire, Avril 2021, https://revuepolitique.fr/pour-la-reconnaissance-la-rehabilitation-et-la-mondialisation-de-la-memoire-de-lhumanite/
[5] Idem
[6] Article 1er de la DUDH
[7] Formule du Pape François